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CROISÉE DE CHEMINS

Nous sommes restés tous les sept au carrefour à regarder la poussière s’élever sur la route de l’est. Même Qu’un-Œil et Gobelin, d’ordinaire incapables de se tenir, se sont laissé gagner par la solennité du moment. La jument d’Otto a henni. Il a posé une main sur ses naseaux et, de l’autre, lui a flatté l’encolure pour la calmer. Ce fut un point d’orgue, le jalon émotionnel de toute une époque.

Et puis la poussière est retombée. Ils étaient partis. Des oiseaux se sont mis à pépier tant nous demeurions silencieux. J’ai pris un vieux carnet dans une de mes sacoches et je me suis assis sur le chemin. D’une main tremblante, j’ai écrit : C’est la fin. Nous nous sommes séparés. Silence, Chérie et les frères Torque ont pris la route de Seigneurie. La Compagnie noire est dissoute.

Pourtant je continuerai à tenir ces annales, ne serait-ce que par la force d’une habitude enracinée par vingt-cinq ans de pratique. Et, qui sait ? peut-être ceux à qui je dois les ramener trouveront-ils quelque intérêt à ces notes. Le cœur ne bat plus mais des spasmes agitent encore les membres. La Compagnie est morte de fait, mais son nom survit.

 

Et nous, ô dieux impitoyables, restons pour mesurer le pouvoir des noms.

 

J’ai remis mon carnet dans la sacoche. « Bon, ben voilà. » J’ai épousseté mon fond de culotte et me suis tourné vers la route qui nous attendait le lendemain. Une ligne basse de collines dressait comme une palissade hérissée d’épis. « La pérégrination commence. On a le temps de s’envoyer les vingt premiers kilomètres. »

Il n’en resterait plus que dix ou douze mille à couvrir par la suite.

J’ai jeté un coup d’œil à mes compagnons.

Qu’un-Œil, un sorcier aussi noir et ratatiné qu’un pruneau, était le plus vieux d’un siècle. Il portait un cache-œil et un feutre noir informe à bords flottants. Ce chapeau en avait vu des vertes et des pas mûres, mais il avait survécu à toutes les avanies.

À l’instar d’Otto, un type tout à fait ordinaire. Il avait écopé d’au moins cent blessures et chaque fois s’en était remis. Au point qu’il se croyait presque favorisé des dieux.

L’inséparable complice d’Otto s’appelait Hagop, un autre type anodin. Mais un autre survivant. Je l’ai surpris la larme à l’œil.

Et puis il y avait Gobelin. Que dire de Gobelin ? Le nom exprime à la fois tout et rien. C’était un autre sorcier, petit, roquet, toujours à se chamailler avec Qu’un-Œil, dont seule l’inimitié l’empêchait de se recroqueviller et de mourir. C’était lui l’inventeur du sourire sur face de grenouille.

Il y a vingt-cinq ans qu’on se connaît, tous les cinq. Nous avons vieilli ensemble. Peut-être qu’on est trop proches. On forme les membres d’un organisme à l’agonie. Les derniers éléments d’une lignée séculaire, puissante, formidable. Je crains qu’avec notre air de bandits nous ne rendions guère honneur à la Compagnie noire, la meilleure troupe de soldats du monde.

Deux autres. Murgen, vingt-huit ans, parfois surnommé Gamin par Qu’un-Œil. Le benjamin. Il s’était enrôlé dans la Compagnie après notre défection de l’Empire. C’était un homme taciturne, tourmenté, qui n’avait que la Compagnie à quoi se raccrocher et qui pourtant y vivait replié sur lui-même, en solitaire.

Comme nous tous, du reste, comme nous tous.

Enfin, il y avait Madame, qui naguère était la Dame. Cette Dame perdue, si belle. Objet de mes fantasmes et cause de mes terreurs. Plus silencieuse encore que Murgen, mais pour une autre raison : le désespoir. Fut un temps où elle avait tout. Elle y a renoncé. Maintenant elle n’a plus rien.

Rien qui ait valeur à ses yeux.

La poussière sur la route de Seigneurie avait disparu, dispersée par une brise fraîche. Certaines des personnes qui m’étaient le plus chères venaient de sortir de ma vie à jamais.

Inutile de lambiner ici. « Allez, on sangle », ai-je dit en montrant l’exemple. J’ai vérifié les harnais des bêtes de somme. « En selle. Qu’un-Œil, tu pars en tête. »

La vie a paru reprendre un peu son cours quand Gobelin a maugréé : « Il va falloir que je bouffe sa poussière ? » Si Qu’un-Œil menait le groupe, logiquement Gobelin se chargeait de l’arrière-garde. Comme sorciers, ils ne déplaçaient pas les montagnes, mais ils rendaient des services. Je me sentais plus à l’aise encadré par ces deux-là.

« C’est son tour, tu ne crois pas ?

— Pour ce genre de trucs, pas besoin de se relayer », a dit Gobelin. Il s’est efforcé de glousser mais n’a réussi qu’à esquisser une pauvre risette, fantôme de son habituel sourire batracien.

Qu’un-Œil a rétorqué par un regard noir bien pâlichon lui aussi. Il s’est mis en route sans un commentaire.

Murgen l’a suivi, en retrait d’une cinquantaine de mètres, tenant sa lance de trois mètres cinquante bien droite. Jadis, à cette hampe flottait notre étendard. Il ne soutenait plus désormais qu’une minable pièce d’étoffe noire en lambeaux. On pouvait y voir un symbole à plusieurs niveaux.

Nous savions qui nous étions. Il valait mieux que les autres l’ignorent. La Compagnie comptait trop d’ennemis.

Hagop et Otto ont pris la suite, menant les bêtes de somme. Puis Madame et moi-même, conduisant nous aussi des chevaux par la longe. Gobelin a pris la queue du groupe, à soixante-dix pas derrière. Ainsi voyagions-nous, car nous étions en guerre contre le monde entier. À moins que ce ne fût l’inverse.

Je n’aurais pas craché sur une petite escorte, quelques éclaireurs. Mais à sept on se trouve vite limités. Deux sorciers, ce n’était déjà pas si mal.

Nous produisions un cliquetis d’armes. J’espérais qu’on avait l’air aussi coriaces qu’un hérisson à un renard.

La route de l’est a bientôt disparu dans le lointain. J’étais le seul à me retourner dans l’espoir que Silence avait éprouvé un manque. Mais c’était se bercer d’illusions. Et je le savais.

D’un point de vue affectif, notre chemin s’était écarté de celui de Silence et de Chérie des mois plus tôt, sur le champ de bataille gorgé de haine et de sang des Tumulus.

Un monde avait été sauvé là-bas, et presque autant perdu. Nous chercherons le restant de nos jours à évaluer ce prix.

À chacun sa voie.

« On dirait qu’il va pleuvoir, Toubib », a dit Madame.

Sa remarque m’a fait sursauter. Non que ce fût dénué de fondement. Effectivement, la pluie menaçait. Mais c’était sa première parole depuis ce jour noir dans le Nord.

Peut-être qu’elle commençait à émerger.

 

Jeux d'Ombres
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